Jean Jouzel : face aux enjeux climatiques, "notre génération est en train de faire le choix d'être très égoïste"

Jean Jouzel : face aux enjeux climatiques, “notre génération est en train de faire le choix d’être très égoïste”

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Alors que la COP25 touche à sa fin vendredi 13 décembre 2019, la neutralité carbone à l’horizon 2050 reste l’objectif numéro 1 de l’Union européenne (sauf de la Pologne) qui est arrivée à un accord sur le changement climatique la veille. En attendant, législations et plans d’actions sont à mettre en place afin d’accélérer ce mouvement. Etat des lieux de l’urgence climatique avec l’interview de Jean Jouzel, climatologue et glaciologue français.

  • À l’occasion de la COP25, l’ONU a annoncé que l’année 2019 sera l’une des trois années les plus chaudes enregistrées depuis 1850. Patricia Espinosa, secrétaire exécutive de la Convention-Cadre des Nations unies sur le changement climatique (CCNUCC), a réagi en indiquant que cela constituait “une puissante motivation pour les délégations de la COP25 pour terminer le travail en cours et élever les ambitions pour le climat”. Pensez-vous vraiment que cette COP25 sera suivie d’effets ?

Effectivement, il faut bien comprendre que l’objectif principal de cette COP25 de Madrid, c’est d’inciter les pays à rehausser leurs engagements par rapport à ceux qu’ils avaient pris lors de l’Accord de Paris (en 2015, ndlr). Mais le chemin pour y arriver est très dur.

Le premier objectif de cet Accord est de limiter le réchauffement climatique en dessous de 2°C, voire 1,5°C si possible, par rapport à l’ère pré-industrielle. 2°C, c’est 1°C de plus qu’aujourd’hui. Actuellement nous sommes à 55 milliards de tonnes d’équivalent CO2 émises chaque année – c’est l’estimation pour cette année 2019. Pour limiter à 1,5°C, il faudrait pratiquement diviser par deux ces émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici 2030. Pour avoir une chance de rester autour de 2°C, les engagements des états doivent être multipliés par 3. Et pour arriver à 1,5°C par 5, ce qui reste techniquement possible mais est difficile à imaginer. Mais du point de vue des climatologues, limiter à 1,5°C, c’est ce qu’il faudrait faire.

Et c’est bien tout le problème : si nous en restons aux engagements actuels, nous irons d’ici la fin du siècle vers un réchauffement supérieur à 3°C, c’est beaucoup trop pour que les populations, les jeunes d’aujourd’hui, puissent s’y adapter. Notre génération est en train de faire le choix d’être très égoïste.

Deuxièmement, ce qui faisait la force de l’Accord de Paris, c’était son universalité. Mais avec le retrait des Etats-Unis, celui plus ou moins annoncé du Brésil, l’Australie qui traîne des pieds… cette solidarité a été écornée.

  • Une étude menée par le Global Carbon Project (GCP) rapporte que le monde est encore loin d’être conforme au maintien de l’augmentation de la température mondiale à un niveau inférieur à 2°C instauré par l’Accord de Paris. La cause : les émissions mondiales de gaz à effet de serre qui devraient augmenter de 0,6% en 2019. Est-ce un constat d’échec des politiques environnementales du monde entier ?

Oui, c’est clairement un échec des négociations internationales. Déjà, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques de 1992 avait pour ambition de stabiliser les émissions anthropiques de gaz à effet de serre, puis de les diminuer. Elles ont subi, entre 1990 et aujourd’hui, une hausse de plus de 40%. Dans le cas du CO2, c’est près de 50%. On n’a pas atteint cet objectif de stabilisation, c’est très clair. Dès le quatrième rapport du GIEC, on disait de façon très argumentée qu’il fallait absolument que le pic d’émissions de gaz à effet de serre soit atteint en 2020 au plus tard. On voit bien qu’on n’y sera pas. La stabilisation des émissions passe aussi par leur maîtrise dans les pays émergents, comme la Chine ou L’Inde qui ont largement contribué à l’augmentation des émissions depuis 2000.

  • Selon l’Obs’COP 2019, une étude sur la perception du changement climatique dans 30 pays réalisée par Ipsos pour EDF, 71% des répondants pensent que ce sont d’abord les scientifiques, comme vous, qui alertent réellement sur la situation du climat. Par contre, 70% considèrent que c’est aux gouvernements d’agir sur le terrain. N’y a-t-il pas un blocage entre vos alertes et les actions concrètes des gouvernements ? Sommes-nous enclins au statu quo ?

Bien sûr que les gouvernements ont un rôle à jouer. C’est leur devoir de mettre en place des accords ambitieux puis de décliner ces objectifs mondiaux à travers des législations nationales. D’une certaine façon, c’est ce qui a été fait en France, puisque la loi Energie-Climat a fixé des objectifs ambitieux de neutralité carbone à horizon 2050 : cette loi est tout à fait cohérente avec un objectif de limitation à 1,5°C, qui impose une neutralité carbone à l’échelle planétaire à cette date.

Mais quand on regarde la réalité de tous les jours : les émissions, ce sont des postes tels que se loger, se nourrir, se déplacer. Pour « se loger » et « se déplacer », une part importante des émissions provient des villes et des territoires, et notamment des métropoles. Les élus locaux, les élus régionaux ont donc un rôle primordial. On ne peut pas tout attendre de l’Etat non plus : ce n’est pas lui qui va décider de faire des lignes de bus ou de tram dans une ville, ou pas.

C’est aussi aux entreprises d’améliorer l’efficacité énergétique et à chacun d’entre nous d’agir car nous avons tous une part de responsabilité. Je redis souvent que la façon dont les particuliers s’alimentent, se déplacent et se logent représente, en France, une bonne moitié des émissions. De la sobriété à l’échelle de chacun me semble indispensable pour atteindre les objectifs affichés. Le mode de développement sur lequel se sont inscrites les dernières décennies n’est pas compatible avec la lutte contre le changement climatique.

  • Pour pallier les énergies fossiles très polluantes à l’échelle planétaire, quel mix énergétique doit-on privilégier pour décarboner nos systèmes énergétiques à court et moyen terme ?

Il faut privilégier les mix énergétiques qui sont non-émetteurs de GES, (renouvelables, nucléaire). Dans chaque cas, en phase de construction d’une centrale nucléaire, d’un parc éolien ou de panneaux solaires, on utilise de l’énergie, des matières premières, ce qui a une empreinte carbone. Mais en régime de fonctionnement, ils n’émettent pas de GES.

Dans les combustibles fossiles, à quantité de GES égale, on produit deux fois plus d’énergie avec le gaz qu’avec le charbon. Pour le pétrole, c’est entre les deux. De façon transitoire, peut-être que le gaz peut favoriser la transition, mais ça reste un émetteur (et large émetteur) de GES. Si on vise la neutralité carbone au niveau mondial, il faut orienter le mix énergétique planétaire largement vers du renouvelable. Même si le nucléaire est probablement appelé à avoir des développements dans certains pays, comme c’est le cas en Chine ou en Inde par exemple.

En France, je suis assez en phase avec la loi telle qu’elle est actuellement, qui me semble assez équilibrée : si on regarde l’ensemble de l’énergie, les combustibles fossiles demeurent devant, même si plus de 70% de l’électricité est produite à partir du nucléaire.

Au niveau mondial, c’est assez différent : le nucléaire représente 5% de l’énergie primaire, 2% de l’énergie finale. Même en envisageant un développement du nucléaire, il sera difficile d’aller bien au-delà de 10% d’énergie primaire à horizon 2050. A l’inverse, le renouvelable a un potentiel très important : le solaire, l’hydraulique, les éoliennes ou la biomasse dans certaines régions, l’hydrothermalisme dans d’autres.

D’un point de vue énergétique, il faut s’orienter, à marche forcée, vers le renouvelable dans beaucoup de pays. Néanmoins, le nucléaire garde sa place dans les pays qui ont fait ce choix, c’est très clair. Cependant même si le coût des renouvelables diminue, des verrous demeurent : liés à la disponibilité de certains matériaux, à l’intermittence et au stockage de l’énergie pour lequel de grands progrès restent à faire.

  • On doit souvent vous citer le cas de l’Allemagne, qui est certes avancée en termes de renouvelables, mais qui n’arrive pas à réduire ses émissions de gaz à effet de serre…

Je pense que l’Allemagne a raison de développer son renouvelable. L’échec de sa transition énergétique tient largement à l’émergence du gaz de schiste aux Etats-Unis, qui a rendu le charbon très peu cher. Dans ce pays, comme dans beaucoup d’autres, on a construit des centrales au gaz, très performantes, qu’on a fermées tout de suite parce que c’était plus rentable de faire tourner des centrales au charbon. L’abandon du nucléaire en Allemagne a clairement eu des effets sur les émissions de GES. D’où la nécessité de donner un coût au carbone pour faciliter le développement d’énergies alternatives.

  • De plus en plus de voix comme Bill Gates, Marc Fontecave, Jean-Marc Jancovici, Jean-Louis Etienne s’élèvent et prennent position en faveur du nucléaire comme rempart contre l’urgence climatique. Coup de pub de leur part ou êtes-vous d’accord avec eux ?

Je me suis exprimé, au titre du CESE, comme co-rapporteur de la loi relative à la transition énergétique pour la croissante verte, en disant que le mix énergétique français (nucléaire + renouvelable) envisagé dans la loi Energie-Climat est équilibré. Je ne suis pas pour le tout-nucléaire en France, pour autant j’ai des doutes sur la possibilité d’atteindre 0% d’émissions en 2050 uniquement avec du renouvelable. Ce qui est à noter, c’est qu’au niveau planétaire, à horizon 2050, le potentiel du renouvelable est au moins 5 fois plus important que celui du nucléaire.

  • Vous dites qu’au niveau de la France, il faudrait 40-45 milliards d’investissements supplémentaires à injecter dans notre économie pour réussir la transition énergétique. Où trouver cet argent dans un contexte social déjà tendu ?

Pour trouver ces investissements, plusieurs propositions sont sur la table, dont celle que nous avons faite, avec Pierre Larrouturou, d’un Pacte de Finance-Climat incluant la création d’une banque européenne pour le climat et la biodiversité.

En effet, d’après la Cour des comptes européenne, il faudrait investir plus de 1 000 milliards chaque année pour réussir la transition énergétique en Europe. Malheureusement, beaucoup d’argent est encore dirigé vers le soutien aux combustibles fossiles. Si l’on veut atteindre la neutralité carbone en 2050, en France, il faut que, dès aujourd’hui, la totalité des investissements s’inscrive dans une dynamique de lutte contre le réchauffement climatique et d’adaptation. C’est ce que nous dit le Global Production Report 2019 : on sait déjà que si, en 2030, on utilise toutes les centrales fossiles qui sont en service et en construction, on aura 50% d’émissions en trop par rapport à l’objectif de 2°C et 120% pour l’objectif de 1,5°C !

Pour réussir, il faut, à chaque fois qu’on fait un investissement, réfléchir à son devenir à horizon 2020, 2030, 2040 : s’il contribue à de nouvelles émissions de GES à cette date-là, il faut y renoncer. On peut parler d’un aéroport supplémentaire, comme Charles de Gaule 4 : ces investissements sont en opposition avec la lutte contre le changement climatique, et c’est facile à comprendre.

Nous pensons, avec Pierre Larrouturou, que les investissements sur la transition énergétique sont créateurs d’emplois. Au niveau européen, on parle de 6 millions d’emplois nets d’ici 2050. En France, entre 600 000 et 900 000 emplois. Réaliser cette transition énergétique entraînera nos économies et notre dynamisme. La refuser, c’est s’accrocher à un monde du passé.

 

Rédigé par : Jean Jouzel

Jean Jouzel
Climatologue et glaciologue, Jean Jouzel est ancien vice-président du Conseil scientifique du GIEC (Groupement International des Experts sur le Climat), chercheur au Commissariat à l'énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) et membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE).
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COMMENTAIRES

  • Bonjour,
    Vous dites “Mais quand on regarde la réalité de tous les jours : les émissions, ce sont des postes tels que se loger, se nourrir, se déplacer. Pour « se loger » et « se déplacer »”
    Comment peut on imaginer que 4-5 milliards d’individus (Chine, Inde, Afrique,…) vont renoncer à ces besoins fondamentaux ? Autrement dit, quelle est l’urgence ou la priorité ? Decarboner l’Europe ou bien “aider” ces pays à se développer tout en limitant leurs émissions de carbone ?

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