En matière de nucléaire, transparence ne signifie pas visibilité (Tribune)

En matière de nucléaire, transparence ne signifie pas visibilité (Tribune)

Un nouveau rapport public thématique, consacré à l’aval du cycle du combustible nucléaire, a été livré par la Cour des comptes ce mois de Juillet 2019. Au programme, deux grands sujets sous l’oeil des comptables : les déchets nucléaires, et les interactions entre aval du cycle (traitement du combustible usé, recyclage, déchets) et amont (fabrication du combustible, réacteurs). Le bilan est en demi-teinte. Tribune et décryptage de Tristan Kamin.

Certes, tout n’est pas blanc dans ce rapport, mais les conclusions rendues ne sont pas notablement alarmantes, en témoignent les titres somme toute très mesurés d’une presse généraliste souvent généreuse en hyperboles en matière de nucléaire :

– « Bure : la Cour des comptes s’inquiète du coût du projet de stockage des déchets nucléaires », Le Monde
– « La Cour des comptes veut plus de méthode dans la gestion des déchets nucléaires », Le Figaro
– « Déchets nucléaires : la Cour des comptes s’inquiète », Le Point

La Cour des comptes n’étant pas une simple association militante, à ses reproches, elle adjoint des recommandations, reprises dans la synthèse du rapport :

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La lecture que je propose de ces recommandations consiste à les scinder en deux catégories :

– Les incitations à affiner ou mettre à jour les estimations et les scénarios forts en répercussions sur les coûts actuels et futurs, qui sont presque des exigences génériques, dans le sens où il y a de toute façon toujours matière à faire mieux et à réactualiser.

– À l’inverse, les invitations à élargir le panorama, envisager davantage de scénarios d’évolutions futures de la filière nucléaire française.

Et il y a peut-être un message capital derrière ce second point.

Au risque de choquer le lecteur, je me dois de le dire haut et fort : le nucléaire, c’est lent. Plus proprement dit, l’industrie nucléaire s’étend sur le temps long. Ce fut le cas dès ces débuts, mais c’est d’autant plus vrai aujourd’hui.

Selon Bernard Doroszczuk, président de l’ASN devant l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques, “le nucléaire est le domaine du temps long. Ce qui n’est pas décidé, pas engagé, pas autorisé dans les 2 à 3 ans qui viennent ne sera pas disponible dans les 10 à 15 ans.”

Immanquablement, les marins qui manœuvrent ce navire doivent savoir gérer sa colossale inertie. Une vision à dix ans au moins n’est pas du luxe… Et cela représente le double de la constante de temps des décisions politiques.

Comment arriver à une vision à long terme sur le nucléaire ?

Comprenez : le cycle du combustible nucléaire a été construit, dès les années 70/80, avec un objectif : “fermer le cycle”. C’est-à-dire pousser à son maximum le recyclage du combustible nucléaire usagé, bien au-delà de ce que l’on pratique actuellement, qui n’est qu’une étape transitoire.

Hélas, bien audacieux celui qui prétendra estimer la durée de cette transition. L’engagement politique en ce sens est bien maigre, en raison du caractère électoralement incorrect du nucléaire, et du manque d’intérêt économique du recyclage sur un marché où l’uranium naturel ne vaut presque rien.

Dans un tel contexte, comment la filière nucléaire pourrait-elle faire preuve de la vision à long terme que lui demande la Cour des comptes ? Tous les possibles sont ouverts : de la fermeture du cycle d’ici le milieu du siècle à l’arrêt pur et simple du recyclage avant cette échéance, et tous les intermédiaires imaginables.

Recyclera-t-on un jour le MOx (le combustible recyclé fait à partir de plutonium) après usage ? Actuellement, on l’entrepose, temporairement, en piscines : combien de piscines pour combien de décennies d’attente faut-il prévoir ? Ou faudrait-il comptabiliser le MOx usé comme un déchet qu’il faudra stocker, en l’état, dans Cigéo ? Quel impact des piscines sur le coût du recyclage, ou du stockage sur celui de Cigéo ?

Si l’on ferme les réacteurs qui consomment aujourd’hui le MOx, que fait-on du plutonium ? Doit-on cesser le retraitement pour arrêter de produire du plutonium ? Mais que fait-on alors du combustible usé ? Où allons-nous l’entreposer, si on ne le retraite plus, en attendant qu’il soit assez froid pour Cigéo ? Quel impact, une fois encore, sur Cigéo si l’on doit y stocker du combustible entier et non plus seulement des déchets vitrifiés ?

Devrions-nous continuer malgré tout le retraitement ? Avec quelles usines (celles d’aujourd’hui ne seront pas éternelles, et leur remplacement ne se fera pas en une poignée d’années) ? Quel devenir pour le plutonium ? L’utiliser sous forme de MOx pour les autres réacteurs ? Ou simplement l’entreposer en attendant la prochaine génération de réacteurs qui en feront leur principale ressource ? Et si ces réacteurs ne voyaient pas le jour, faudrait-il stocker ce plutonium également dans Cigéo ?

Chaque perspective s’accompagne d’interrogations, chaque réponse apporte son lot de questions supplémentaires, comme ces quelques exemples l’illustrent.

On ne peut que comprendre la Cour des comptes qui s’inquiète devant la pluralité de ces scénarios et les incertitudes qui s’en écoulent. Mais je pense que l’on se fourvoierait à blâmer la filière nucléaire, à critiquer un manque de transparence ou de rigueur. Le mal est plus amont, il n’est pas question d’aveuglement, mais d’absence de visibilité sur le long terme, au-delà des calendriers politiques. Le message de la Cour des comptes s’adresse probablement avant tout à nos gouvernants : à eux de prévoir, d’oser décider, de ne plus se complaire dans la facilité du statu quo. Les enjeux relatifs au nucléaire civil sont immenses, ils doivent êtres étudiés avec sérieux, et les démarches doivent être engagées pour éclaircir l’horizon et limiter les possibles à un nombre raisonnablement restreint de trajectoires.

 

Les avis d’expert sont publiés sous la responsabilité de leurs auteurs et n’engagent en rien la rédaction de L’EnerGeek.

 

Rédigé par : Tristan Kamin

Tristan Kamin
Tristan Kamin est ingénieur d’études en sûreté nucléaire. Retrouvez sa page Twitter sur https://twitter.com/TristanKamin
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