Radioprotection : « Nous exportons notre expertise » - L'EnerGeek

Radioprotection : « Nous exportons notre expertise »

L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) a accepté de nous ouvrir ses portes afin d’évoquer la problématique de la radioprotection. Par la voix de son directeur général adjoint à la radioprotection, Jérôme Joly, l’expert public nous a présenté les missions de l’IRSN et le savoir-faire français en radioprotection.

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ? 

A l’IRSN on compte beaucoup de parcours différents. Pour ma part, j’ai une formation d’ingénieur, de thermohydraulicien. J’ai commencé par travailler dans le pétrole, au début de ma carrière je faisais du calcul numérique afin d’améliorer la sûreté des plateformes en mer du Nord. Après je suis rentré au Commissariat à l’Energie Atomique (CEA) pour développer la série de code castem qui sert encore aujourd’hui à faire le dimensionnement des installations nucléaires en fonction des chargements : le poids, la vibration, le choc ou la thermique [Cast3M est utilisé par l’IRSN « dans le cadre des analyses de sûreté des installations nucléaires françaises »].

Ensuite, pendant deux ou trois ans affecté au département de la stratégie au CEA, je m’occupais des programmes. Ensuite j’ai rejoint les équipes de recherche sur l’enrichissement, il faut savoir que les réacteurs nucléaires d’aujourd’hui ne fonctionnent pas avec de l’uranium naturel mais avec de l’uranium enrichi ; c’était la fin des études de centrifugation et le développement des études du procédé SILVA d’enrichissement par laser. Au bout d’un certain temps, je suis allé à l’Autorité de Sûreté pendant trois ans, puis je suis arrivé à l’IRSN. Après m’être occupé des questions d’environnement, je me suis intéressé pendant 10 ans à la partie défense, et notamment aux installations qui contribuent à notre force de dissuasion, mais aussi au sujet de la protection des installations et matières nucléaires contre les actions malveillantes (sabotage ou vol). Et depuis 5 ans maintenant, je m’occupe de la partie radioprotection. Dans la maison, le leitmotiv c’est faire évoluer les agents pour les familiariser avec l’ensemble des risques.

Pouvez-vous présenter l’IRSN ? 

L’Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire (IRSN) est un Etablissement Public à caractère Industriel et Commercial (EPIC) sous la tutelle de 5 ministères (défense, environnement, énergie, recherche et santé). On est l’expert public en matière de recherche et d’expertise sur les risques nucléaires et radiologiques. En tout, on compte un peu plus de 1 800 collaborateurs à l’IRSN, dont les ¾ sont des chercheurs, des doctorants, post-doc, ingénieurs, cadres. Notre budget est de l’ordre de 300 millions d’euros, dont 40% sont consacrés à de la recherche. Nous sommes installés sur 10 sites répartis sur l’ensemble du territoire (Cadarache, Pierrelatte, Les Angles-Avignon, Tournemire, Vairao, Orsay, Fontenay-aux-Roses, Le Vésinet, Saclay et Cherbourg Octeville).

Le contrôle de la sûreté en France, cela fait environ 50 ans que cela existe dans notre pays. Au fur et à mesure on a connu des évolutions pour arriver un système totalement indépendant, entre les opérateurs ou exploitants (les énergéticiens, mais aussi la défense ou encore les métiers liés à la radiothérapie ou le milieu médical, ainsi que certains professionnels des transports) qui manipulent le risque, l’expert qui évalue le risque et l’autorité qui contrôle le risque.

Comment fonctionne la gestion du risque nucléaire en France ? 

L’utilisation de radioéléments, de produits radioactifs et de matière nucléaire étant dangereuse, leur utilisation est règlementée : par le Parlement qui vote des lois et l’administration qui publie les textes de rang inférieur, en application de ces mêmes lois. Parmi ces autorités responsables on trouve bien sûr l’Autorité de Sûreté Nucléaire (ASN) et son équivalent défense (ASND), la direction générale de la santé, du travail, etc. mais aussi, dans les situations accidentelles, les préfets ou les ambassadeurs à l’étranger ; pareillement, au niveau décentralisé les mairies doivent avoir des plans communaux de sauvegarde.  [NDLR : l’IRSN a mis en place l’outil OPAL (Outil de sensibilisation aux problématiques post-accidentelles à destination des acteurs locaux) pour préparer les élus à la gestion de territoires contaminés].

Comme les exploitants exercent une activité contrôlée, il faut qu’ils soient autorisés à l’exercer. C’est donc à l’exploitant de démontrer qu’il est en mesure d’exercer sa responsabilité conformément aux textes en vigueur, pour demander des autorisations au gestionnaire de risque, celui-ci en charge de valider l’autorisation, peut demander à l’IRSN si la démonstration de l’exploitant est correcte.

De son côté, l’IRSN va discuter avec l’exploitant pour comprendre sa démonstration, vérifier son exhaustivité et à l’issue de ce dialogue il délivre un avis à l’Autorité qui en a formulé la demande. L’IRSN peut également être à l’initiative de certaines demandes, dans le cadre de nos recherches mais aussi dans le cadre de nos missions de surveillance. Par ailleurs, les exploitants ont l’obligation de déclarer tous les incidents, c’est-à-dire tous les écarts au fonctionnement normal. On constate ainsi plusieurs erreurs par jours.

Notre métier justement, est de formuler les principes de corrections pour faire en sorte que l’erreur n’aille pas plus loin que l’erreur. On regarde donc tous les incidents, la plupart du temps ce sont des incidents mineurs qui sont rapidement corrigés, on regarde l’ensemble des bases de données enregistrant les incidents pour vérifier l’apparition d’anomalies récurrentes. En effet, on sait qu’un accident arrive toujours après une série d’événements précurseurs qui auraient pu être détectés. Nous procédons aussi à l’évaluation des risques à la lumière des connaissances actuelles, au niveau académique en France et à l’International. Enfin, on participe également à la prévention du risque. Pour éviter qu’un accident arrive, il faut assurer des missions de détections. A ma connaissance on est le seul organisme à couvrir l’ensemble des risques, des phénomènes naturels aux activités industrielles, en passant par les défaillances humaines ou la malveillance.

Pouvez-vous détailler un peu plus les missions de l’IRSN ?

La plupart du temps, on s’intéresse au fonctionnement normal des Installation nucléaire de base (INB) : nous faisons alors de la prévention (mesures pour éviter les accidents) et de la surveillance. Cette dernière peut être de différentes natures. Elle peut-être environnementale, grâce à des capteurs, plusieurs sont répartis sur le territoire, un minimum par département et autour des installations portant des risques ; on réalise également des prélèvements sur la chaîne alimentaire, mais aussi pour l’air et pour l’eau. On réalise aussi une surveillance de l’exposition des travailleurs. Tous les travailleurs du nucléaire ont l’obligation de porter des dosimètres, et on est tiers de confiance c’est-à-dire qu’on assure la centralisation, la consolidation et la conservation de l’ensemble des résultats des mesures individuelles de l’exposition des travailleurs tout au long de leur vie professionnelle. Tous les ans on publie d’ailleurs un rapport sur l’exposition des travailleurs. Enfin, on surveille également les matières nucléaires ainsi que toutes les sources radiologiques du pays.

En situation accidentelle, on réalise un diagnostic pour le gouvernement, soit pour le préfet, soit pour l’ambassadeur. On fait un point sur la situation environnementale et sur la situation sanitaire. Ensuite, on réalise un pronostic pour les 24 prochaines heures, soit on demande aux populations de rester chez elles, soit on préconise de les évacuer si la situation empire. Pour la surveillance environnementale, comme pour la surveillance des personnes, il faut savoir qu’on dispose aujourd’hui de moyens extrêmement sophistiqués pour évaluer une irradiation. De plus, en situation de crise, on est en liaison directe avec l’exploitant, avec EDF on a les moyens d’obtenir les informations sur les réacteurs – on accède à l’information mais on ne peut pas toucher – donc on vérifie et on analyse la façon dont EDF pilote son réacteur pour le ramener à un état sûr.

Autre situation exceptionnelle, on a par exemple été mobilisé lors de Fukushima, car on est capable de calculer de façon très précise la dispersion atmosphérique, le dépôt au sol et le transfert à la végétation. Au total, on a dû faire approximativement 10 ou 15% des mesures, ce qui a notamment permis aux autorités japonaises de démontrer l’objectivité de leurs propres mesures.

Que pouvez-vous nous dire au sujet de l’indépendance de l’IRSN vis-à-vis des exploitants ?

D’abord nous échangeons régulièrement avec la société civile organisée. Ainsi, à chaque site nucléaire est associée une Commission Locale d’Information (CLI), à l’IRSN plusieurs ingénieurs jouent le rôle d’officiers de liaisons avec les CLI. Qui plus est, les CLI se sont constituées en association : l’Association Nationale des Comités et Commissions Locales d’Information (ANCCLI).  Enfin, tous les 15 jours, nous avons l’obligation de diffuser nos avis, environ 400 par an (sauf quelques exceptions : secret défense, secret médical…).

Jusqu’à présent donc, on informait de nos résultats d’expertise ou de recherche. Maintenant on essaye d’inclure la société civile dans nos travaux. A titre d’exemple on est en train de faire un test, à l’occasion de l’évaluation de sûreté du centre de stockage profond de déchets CIGEO, en associant des membres des CLI au niveau de l’expertise, c’est-à-dire au moment de l’instruction du dossier. L’objectif, depuis la loi de transition énergétique notamment, est de mieux connaître les questions que se pose la société civile.

Finalement, notre graal c’est l’indépendance qu’il faut comprendre comme impartialité ! On ne doit pas être sensible à autre chose qu’à la connaissance, on ne peut avoir comme arguments que des arguments scientifiques.

Justement, comment faites-vous pour toujours bénéficier d’une expertise suffisante ?

Pour cela on va notamment se fonder sur la compétence de nos collaborateurs. Mais surtout, on dispose de tout un système de gestion de la connaissance, un directeur est spécialement en charge de ces questions (M. Martial Jorel). Sur ce point, on peut distinguer la connaissance au sens scientifique du terme, mais aussi la connaissance historique car la durée de vie d’une installation c’est au moins soixante ans [NDLR : de sa conception à son exploitation, en passant par à sa construction voire par son démantèlement]. Ce qu’il faut donc, c’est que le jeune ingénieur qui arrive ait accès à l’ensemble des informations sur les sujets qu’il traite ; c’est un véritable enjeu. Pour cela, on ne prend pas seulement des jeunes sortis de l’école, au contraire on s’assure du recouvrement des générations. De plus, on a deux axes très importants, une université interne qui forme les ingénieurs sur tous les sujets d’expertise et même sur la recherche, parallèlement on dispose aussi d’un système de data mining de toutes nos prises de position (à noter, les ouvrages scientifiques de l’IRSN peuvent être téléchargés en ligne).

En ce moment, on intègre par exemple un certain nombre de projets de recherche, on ne couvre certes pas tous les risques, mais la recherche nous sert essentiellement à avoir un bon niveau de compréhension des phénomènes, ainsi qu’à effectuer des vérifications sur les enjeux de sûreté avec les autorités et les exploitants. Ce fut le cas notamment il y a quelques années, dans le cadre du projet Cigeo, au moment où l’Andra cherchait des sites. Ce qu’il faut savoir pour le stockage géologique profond, c’est que l’un des enjeux à vérifier pour choisir un site est la présence ou l’absence de failles. L’Andra avait mis en œuvre une méthode standard, qu’on a pu éprouver dans un de nos laboratoires situés dans l’Aveyron. On a donc réalisé une manipulation similaire pour découvrir ses limites et montrer à l’Andra le besoin d’améliorer son dossier en prenant des méthodes complémentaires. De surcroît, nous entretenons de nombreux partenariats scientifiques, en France et à l’International, qui attestent de notre rigueur, de notre exigence.

Pour terminer, pouvez-vous nous donner votre avis sur les dernières recommandations publiées par l’ANCCLI concernant la planification de la gestion de crise [NDLR : Après avoir commandé un benchmark international des plans d’urgence, l’ANCCLI souhaite augmenter le périmètre des PPI (un plan particulier d’intervention définit les zones dans lesquelles l’évacuation, la mise à l’abri et l’ingestion de comprimés d’iode sont préparées), en le faisant passer de 20km à 80km] ?

Ce qu’il faut comprendre c’est que chaque pays en Europe a une culture administrative différente [NDLR : ce qui ne les empêche pas de collaborer au sein du groupe de travail Athlet]. Les Allemands par exemple sont fédéraux ; de ce fait, chaque pays a une organisation différente et une gestion de crise différente. Ainsi, en Allemagne, les Länder sont en charge de la sûreté nucléaire accidentelle. En France, il revient au Ministère de l’Intérieur et aux préfets d’établir les Plans particuliers d’intervention (PPI), toutefois ceux-ci ne constituent qu’un volet du dispositif ORSEC (Organisation de la Réponse de Sécurité Civile).

Par ailleurs, comme nous l’évoquions précédemment, notre gestion du risque repose sur une évaluation en deux étapes un diagnostic et un pronostic, une expertise que nous exportons à l’international. A Fukushima, nous avons été les seuls avec les Américains à être capables de réaliser cette évaluation diagnostic pronostic, grâce à une équipe de 200 personnes mobilisées au cours des 5 semaines suivant la catastrophe. Notre méthodologie, cela fait 30 ans qu’on la met en place, elle se fonde sur des discussions continuelles avec les exploitants, pour l’éprouver on réalise en moyenne 14 exercices par an. Et pour cause, en situation de crise il n’est pas question de se poser des questions de méthodologie en raison de la forte pression qui pèse tous les intervenants.

En ce qui concerne les distances [NDLR : l’association européenne des autorités de sûreté et de radioprotection, WENRA, préconise une évacuation dans un périmètre de 5km autour des centres nucléaires de production d’électricité] elles sont le résultat un choix d’efficacité opérationnelle des autorités locales. Dans certains pays, qui n’ont pas les moyens techniques d’établir des pronostics, il peut être intéressant de prendre des mesures automatiques. [NDLR : de son côté, le directeur du Centre d’Étude sur l’évaluation de la Protection dans le domaine Nucléaire, Jacques Lochard, résume, « l’essentiel, c’est d’optimiser les doses. On ne va pas évacuer, contre leur gré, des centaines de milliers de personnes pour les protéger d’un risque minime »].

Crédit photo : ©Antoine Devouard/IRSN

Rédigé par : Jérôme Joly

Jérôme Joly
Directeur général adjoint chargé de la radioprotection à l'IRSN (Institut de Radioprotection et de Sûreté Nucléaire)
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COMMENTAIRES

  • C’est un bon résumé synthétique et pédagogique concernant les missions de l’IRSN. Jérôme Joly a un parcours très riche dans le pétrole et le nucléaire.
    Cordialement.
    Pierre Coryn
    retraité.

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