Quelle place le nucléaire doit-il avoir dans les prochaines années ? Pour Thierry Caminel, le nucléaire permet déjà de produire une électricité décarbonée et permettra demain de limiter les conséquences de possibles dépressions économiques. Entretien.
La France apparaît dans le top 10 du classement réalisé par le World Economic Forum des pays les plus avancés en matière de transition énergétique (critères de sécurité énergétique, de composition du mix et de durabilité environnementale). Quels sont les atouts de son modèle énergétique ?
Thierry Caminel – Le terme de transition énergétique est un peu galvaudé et varie en fonction de ce qu’on entend par là. Ce qui est sûr, c’est que le nucléaire est bon sur les critères de sécurité énergétique et d’émissions de gaz à effet de serre, et peut l’être concernant la durabilité. La France a l’électricité la plus décarbonée au monde, avec les Suédois, les Norvégiens et quelques autres. Pour nous, la transition de l’électricité vers un monde décarboné, c’est fait : notre électricité est déjà non carbonée. C’est la raison pour laquelle fermer les centrales pour développer l’éolien ou le photovoltaïque est une erreur. Le principal effet est de réduire le facteur de charge des centrales nucléaires, ce qui ne présente que des inconvénients.
La crise du Covid-19 a relancé le débat autour de la souveraineté énergétique des pays en temps de crise. Quel bilan tirer du cas français ?
Thierry Caminel – Il y a souveraineté relative pour l’électricité grâce au nucléaire. Mais elle est remise en cause avec les énergies renouvelables électriques – dont les capteurs sont essentiellement fabriqués en Chine – et l’augmentation des importations de gaz. Il n’y a aucune souveraineté vis-à-vis des pays pétroliers, et c’est un vrai problème, car le pic de production mondiale est peut-être passé. Nous sommes résilients en matière d’électricité, car nous ne sommes pas dépendants des importations de gaz russe ou américain (même si la France est le premier importateur de celui-ci). Si la Russie menaçait de fermer ses gazoducs, certains pays seraient beaucoup plus embêtés que nous.
Pour augmenter notre résilience, la clé – outre la diminution de nos consommations – va être d’augmenter la part de l’électricité, puisque l’essentiel de nos importations énergétiques est composé de pétrole et de gaz. Il faut diminuer leur part, donc augmenter celle de l’électricité et pour cela, il n’y a pas d’autre option que le nucléaire.
Certaines voix plaident pourtant pour un « monde d’après » sans atome. Le nucléaire, c’est fini ?
Thierry Caminel – Un pic de production de pétrole mondial “tout liquide” a été atteint en novembre 2018, et nous n’arriverons probablement plus jamais au même niveau. L’AIE estime ce recul de l’offre pétrolière conventionnel à environ moins 3 à 4 % par an. Or il n’y a pas de “découplage” entre consommation énergétique et activité économique mesurée par le PIB. Toute baisse significative de la consommation énergétique, choisie ou subie, entraînera des récessions. C’est en particulier vrai pour l’Europe, dont les réserves d’énergies fossiles décroissent, de même que les capacités de sécuriser ses approvisionnements. La baisse de la production de pétrole, conjuguée au non-découplage, donnera donc lieu à des crises économiques majeures, d’autant plus fortes que la décroissance énergétique sera importante. Or, le nucléaire peut limiter cette décroissance énergétique forcée, et donc les conséquences des dépressions économiques à venir. En ce sens, je fais mienne la phrase de Jean-Marc Jancovici selon qui “dans un monde où les ressources vont se contracter, le nucléaire est un amortisseur de la contraction”.
Par ailleurs, et c’est lié, la Russie, la Chine, l’Inde et les États-Unis développent activement de nouvelles technologies de réacteurs nucléaires. En particulier, d’ici 10 ans, ces pays auront des prototypes de surgénérateurs, voire des produits industriels, leur permettant de produire des quantités significatives d’énergie avec peu de contraintes physiques. Pour la France, c’est un choix à faire. Tous les scénarios avec 100 % d’énergie renouvelable sont récessifs, c’est-à-dire qu’ils nécessitent une baisse de 2 à 3 % du PIB par an. Sommes-nous partants pour une telle récession ?
Malgré la baisse des émissions de CO2 au plus fort de la pandémie, le défi de la neutralité carbone reste entier. Sur quel mix énergétique s’appuyer pour le relever ?
Thierry Caminel – Aujourd’hui, le mix énergétique de la France est composé à 75 % de pétrole et de gaz, qui émettent la majorité des émissions de CO2. Le gaz (biogaz excepté) a un très un gros impact climatique si l’on prend en compte les fuites de méthanes. L’urgence est de réduire aussi vite que possible la part fossile, notamment dans le bâtiment, en s’attaquant au chauffage et en bannissant le fioul dans les maisons au profit des pompes à chaleur. Augmentons la part des trains, réduisons les avions, allons vers de petites voitures électriques, électrifions les lignes de trains fonctionnant encore au fioul… Il y a de nombreuses choses à faire, et on le sait.
Faut-il pour cela créer de nouvelles centrales nucléaires ?
Thierry Caminel – La réponse est oui. Les modalités opérationnelles reposent sur un débat essentiellement technique, est-ce qu’on prolonge la durée de vie des centrales existantes, est-ce qu’on fait produire des EPR et on passe ensuite à des technologies plus modernes ? C’est un sujet technique pour lequel je n’ai pas vraiment d’avis. Mais relancer une filière française de réacteurs est une évidence. L’arrêt du projet de prototype de réacteur nucléaire français de quatrième génération Astrid est une aberration. Nos petits-enfants nous détesteront pour cette décision qui pourra conduire dans 50 ans à ce qu’ils ne disposent plus suffisamment d’énergie.
Les déchets nucléaires ne constituent-ils pas une limite à considérer ?
Thierry Caminel – Présenter la sortie du nucléaire comme une solution pour régler la question des déchets est un mensonge. Les déchets sont là à partir du moment où on rentre dans le nucléaire, et on ne s’en libère pas en sortant de cette énergie. Que l’on ferme ou pas des centrales nucléaires, il y a aura toujours des déchets à gérer. Et de fait, tous les pays qui ont eu du nucléaire ont des déchets sur les bras, et tous, à ma connaissance, ont fait le choix du stockage géologique profond, qui semble faire consensus. La seule chose qui change, c’est la quantité de déchets à entreposer, donc la longueur et le nombre des galeries souterraines. C’est un paramètre assez secondaire. On a donc une solution pour résoudre ce « problème », qui se pose de toute façon qu’on sorte ou pas du nucléaire.
En outre, on connaît des solutions techniques pour réduire la radioactivité des déchets. On peut en effet, dans certains types de réacteurs, transmuter les éléments les plus radioactifs en éléments qui le sont beaucoup moins. Ça serait un bon projet pour l’Europe, où 14 pays ont des déchets.
En tant qu’ancien militant « Verts », vous soutenez donc qu’on peut être écologiste et pronucléaire ?
Thierry Caminel – Oui. Patrick Moore, le cofondateur de Greenpeace, disait même « J’ai quitté Greenpeace pour revenir à l’écologie ». Sur mon blog, vous trouverez une liste d’autres écologistes pronucléaires connus. En ce qui me concerne, trois facteurs majeurs m’ont amené à la conviction que le nucléaire était nécessaire. Le changement climatique d’une part, qui fera des milliards de victimes à travers le monde, voire rendre la planète pratiquement inhabitable pour des humains si le climat s’emballe du fait des rétroactions. Le second élément, c’est la prise en compte du pic de production de pétrole, et les ressources de manière générale. Et le troisième élément a été l’étude du découplage, ou plutôt du non-découplage, entre énergie et activité économique. Quand on observe la courbe qui relie le PIB et la consommation énergétique au niveau mondial, on constate que c’est une droite. En d’autres termes, le taux d’amélioration de l’efficacité énergétique de l’économie mondiale est constant, environ 0.7% par an seulement. C’est très perturbant au premier abord, car on pourrait croire que le progrès technique est exponentiel et devrait conduire à une amélioration de l’efficacité énergétique. Or ce n’est pas le cas. Cela remet totalement en question les discours sur la “croissance verte”. En conséquence, toute réduction significative de la consommation énergétique est récessive.
Si on prend le scénario négaWatt par exemple, qui requiert une division par 3 de la consommation d’énergie primaire en pendant 20 ans, soit dans les 4 % par an, on a une récession d’environ 2 % par an. Qui en veut ? Personne. Et en particulier pas les partis écologiques, qui sont dans un imaginaire d’un progrès social se mesurant en termes de pouvoir d’achat, de condition des retraites, de lits dans les hôpitaux, etc. Autant de critères qui sont corrélés au PIB. On se ment en refusant d’admettre que c’est récessif : on parle de décroissance, de post-croissance, de nouveaux indicateurs de richesse… On crée de nouveaux concepts pour gommer la réalité. Nous n’avons jamais appris à concevoir une récession heureuse, sans trop de casse sociale.
Vous évoquez un possible effondrement de nos sociétés. En raison des risques d’accidents graves qu’il peut présenter, le nucléaire n’est-il pas un facteur possible d’effondrement justement ?
Thierry Caminel – Je pense exactement le contraire. Le nucléaire limitera les conséquences d’un effondrement, car d’une part, il permet de limiter les risques d’emballement du climat, et d’autre part de limiter le taux de descente énergétique. À cause du pétrole, nous aurons de toute façon, qu’on veuille faire baisser les émissions de CO2 ou pas, une forte descente énergétique. Si, en plus de ça, nous nous privons du nucléaire, nous n’aurons aucun amortisseur, donc nous nous infligeons en quelque sorte une double peine. La descente énergétique sera plus forte, et il en sera de même des récessions et leurs conséquences. Le nucléaire dans ce contexte pourra limiter la casse, car les pays qui l’auront s’assureront un socle énergétique souverain, et décarboné.
Par ailleurs, il ne faut pas surestimer l’impact d’un accident nucléaire, notamment du fait que l’homme vit depuis toujours avec la radioactivité naturelle. Tchernobyl, par exemple, a fait, d’après les écologistes ayant produit le rapport TORCH, quelques dizaines de milliers de victimes, essentiellement sous la forme de cancers radio-induits. En regard du nombre de cancers sur la même période, c’est une cause peu importante, non mesurable statistiquement. Si l’on prend l’exemple le plus récent, Fukushima a fait zéro victime à cause de la radioactivité. À titre de comparaison, le charbon fait au moins 200.000 victimes par an, du fait des accidents et des microparticules.
On en revient toujours à un manque de connaissance des mécanismes physiques et des ordres de grandeur, et à la difficulté des humains d’évaluer et de hiérarchiser les risques. J’essaye depuis plusieurs années de comprendre les biais cognitifs, qui sont issus de millions d’années d’évolution, mais qui ne sont plus adaptés aux risques actuels comme le réchauffement climatique. C’est à mon sens un facteur bloquant majeur concernant l’enjeu de décarbonation auquel nous sommes confrontés.
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